Interview de Joan Igawa : De la génération 8/16-bits à la PSP

Il y a quelques semaines de cela, nous sommes tombés, ma femme et moi, sur le film Cliffhanger. Sorte de Die Hard survolté se déroulant en pleine montagne, le long-métrage avec Stallone est très efficace et sa musique m’a d’ailleurs considérablement marqué à l’époque. Sorti en 1995, il s’agissait d’un des gros films de cette année-là et je me suis souvenu qu’il existait un jeu Cliffhanger. De nature très curieuse, je me suis alors demandé si je ne pouvais pas retrouver les développeurs de ce titre. Ma recherche m’a conduit jusqu’à Joan Igawa, animatrice pour différents studios pendant près d’une quinzaine d’années. Je lui ai proposé une interview qu’elle a gentiment accepté et qui devrait vous rappeler de nombreux souvenirs.


1 – Pouvez-vous nous dire quand tout a commencé pour vous ? Avez-vous rêvé de cette carrière étant enfant ? 


J’ai toujours voulu être artiste depuis que je suis petite. J’ai eu des ennuis à l’école car je dessinais sur mes cours. Heureusement, quand j’ai grandi, mes parents m’ont poussé à rejoindre le Art Center College of Design (Nda : une université privée située à Pasadena en Californie). Je me suis spécialisée en design graphique et j’ai voulu illustrer des livres pour enfants. À l’époque, les jeux vidéo en étaient encore à leurs balbutiements et je me souviens avoir jouer à l’Intellivision et à la NES de Nintendo, mais je n’ai jamais pensé que j’allais faire carrière dans ce domaine.

2 – Comment avez-vous rejoint Interactive Design / SEGA of America ? 


Je travaillais dans l’industrie de l’animation en tant que coloriste pour les décors de divers dessins animés à la télévision et j’adorais ce que je faisais. Cependant, c’était un travail saisonnier donc nous étions débauchés dès la fin de la saison, avant d’être à nouveau réembauché dès que la nouvelle saison recommençait – j’étais fatiguée par ce rythme saisonnier et j’ai vu une annonce publiée par le Art Center où on recherchait des artistes.

Scot Bayless, que j'ai interviewé il y a quelques années, est aussi passé par cette université.

3 – Vous souvenez-vous de votre premier jeu Mario Lemieux Hockey ? Était-ce difficile de découvrir et d’apprendre le métier ? 


Je me souviens avoir réalisé l’écran-titre. C’était la première fois que je m’essayais au pixel art avec une palette de couleurs aussi limitée.

4 – Vous êtes l’une des trois artistes ayant travaillé sur Greendog : The Beached Surfer Dude. De nos jours, c’est un jeu adoré par beaucoup de fans. Le personnage a été créé par Ric Green, un surfeur californien dont le surnom était justement Greendog. Pouvez-vous nous expliquer la genèse de ce jeu ? Les graphismes sont très jolis et colorés, quel était votre rôle sur ce titre ? Les sprites, les animations, les décors… tout est excellent ! La musique est aussi très cool. Pouvez-vous nous raconter les coulisses de Greendog ? 


Honnêtement, je ne me souviens plus beaucoup de ce que j’ai fait pour ce jeu. Je crois que j’ai fait l’animation de quelques sprites et peut-être même une partie de l’animation de Greendog.


5 – La même année, les joueurs découvrent Talespin sur Mega Drive. Quel était votre travail sur ce jeu ? Était-ce difficile de travailler avec Disney ? Avez-vous reçu des consignes (sprites, couleurs, décors) de la part de Disney ? J’ai remarqué quelque chose d’amusant, les ennemis s’accrochent au personnage comme dans Greendog. 

Nous avons dû travailler sur la quasi-totalité des aspects du jeu. J’ai réalisé le design du niveau s’inspirant de la Rome antique et dessiné le tout sur des feuilles de papier quadrillé. J’ai également conçu et animé tous les sprites des ennemis. J’ai aussi designé et créé le look de Baloo et Kit ainsi que toutes leurs animations. Il n’y avait pas de règles établies par Disney – si ce n’est que le jeu et les personnages devaient avoir le look Disney. Je me souviens avoir conçu le sprite ennemi d’une dinde qui pondait des œufs et les balançait sur Baloo et Kit. On m’a demandé de changer car c’était comme si la dinde « tuait ses propres enfants ». (Rires)



6 – En 1992, vous avez travaillé sur Darkwing Duck sur PC Engine. Vous souvenez-vous de votre travail sur cette machine ? 

Je me souviens avoir travaillé sur la fin du projet mais je ne me souviens pas exactement ce que j’ai fait. 

7 - Quels souvenirs gardez-vous de Interactive Design / SEGA of America ? L’ambiance, les collègues, les bureaux, etc. Avez-vous des anecdotes de cette époque ? 

Je m’en souviens que très peu mais c’était un endroit très créatif avec beaucoup de jeunes gens talentueux qui avaient faim et qui étaient excités de travailler dans une nouvelle industrie à l’époque. La plupart des artistes sortaient tout droit du Art Center College of Design.





8 – Quand avez-vous rejoint Malibu Interactive ?


Je me souviens que SEGA Interactive et Malibu étaient en train de faire Batman Returns pour la SEGA Saturn (Nda : il s’agit sans doute de la version MEGA-CD) et la Mega Drive. Bob Jacob, le boss de Malibu Interactive, était quelqu’un que je connaissais – j’avais l’habitude de garder ses deux fils quand j’étais au lycée. Je n’ai jamais su exactement ce qu’il faisait dans la vie, donc c’était une belle surprise quand SEGA Interactive et Malibu se sont rencontrés pour la première fois. Peu de temps après, j’ai décidé de quitter le navire pour travailler pour Malibu.

9 – In 1995, Cliffhanger était l’un des films les plus importants de l’année. Pouvez-vous nous expliquer comment s’est déroulé le développement du jeu ? Pourquoi avez-vous opté pour un beat’em up ? Avez-vous reçu des documents (sur l’histoire, les personnages, les évènements…) avant la sortie du film ? Avez-vous quelques séquences du long-métrage ? Ça devait être original de travailler sur un jeu avec Stallone. Je suppose que ce n’est pas facile de créer un sprite qui ressemble à Sly !

En tant que membre de l’équipe créative, nous réceptionnions juste les projets que Malibu obtenait – Cliffhanger était l’un d’eux. Je me souviens avoir reçu, en guise de références, de nombreuses photos des acteurs prises sur le tournage. Je me souviens aussi m’être rendu au siège de Carolco (Nda : la société de production du film) pour découvrir le film avant sa sortie. Malheureusement, je n’ai jamais rencontré Sly ou les autres acteurs.



Photo de tournage de Cliffhanger. Le making of est disponible ici.




10 – Quel était votre job sur Bonkers Wax Up sur Master System et Game Gear. Avant cela, vous avez travaillé sur des consoles 16-bits. Est-ce différent de travailler sur des systèmes 8-bits ? Il y a moins de puissance, moins de couleurs… En tout cas, le jeu était cool et bien réalisé.


Ce jeu était un jeu de commande. J’ai essentiellement conçu toutes les graphismes et les animations des personnages. Travailler sur Game Gear signifiait travailler avec une palette de couleurs très limitée et de très petits sprites. Faire en sorte qu’un groupe de pixels ressemble à un personnage de dessin animé, c’était difficile mais amusant.


11 – Avec Criticom, vous avez conçu votre premier jeu en 3D. Quelle est la genèse de ce jeu ? Vous êtes crédité en tant que CG Modeling, Animation and Rendering. En quoi consistait ce travail ? Était-ce difficile d’apprendre à développer des jeux en 3D ? Était-ce une nouvelle expérience pour vous ?


Je m’étais amusé avec la 3D à l’université et j’avais remarqué que les jeux vidéo commençaient à utiliser ce type de graphismes. Je pense que Toshinden a été l’un des tous premiers jeux en 3D à sortir sur la PlayStation de Sony. J’avais une expérience limitée de la modélisation et, pour ce projet, j’ai dû réapprendre la programmation graphique 3D ainsi que l’animation 3D. Ce fut une expérience totalement nouvelle pour moi, mais assez passionnante. Je crois que Criticom a été le premier jeu 3D sur console de Kronos – c’était excitant pour nous tous à l’époque.


12 – Que gardez-vous comme souvenirs de Dark Rift sur Nintendo 64 (à mon sens, c’est l’un des meilleurs jeux de baston de la machine) et Cardinal Syn ?

Damn, je ne me souviens pas avoir beaucoup travaillé sur Dark Rift. Je pense que c’est à ce moment-là que j’ai commencé à me concentrer sur le mappage de textures des personnages. Cardinal Syn, je me souviens, au départ, nous voulions l’appeler War Clans. Pour certains mouvements, nous avons utilisé beaucoup de motion-capture. J’ai travaillé sur l’animation, la modélisation et beaucoup de mappage de textures pour les protagonistes. 


13 – Maintenant, parlons de l’un des trésors de la PlayStation : Fear Effect (appelé Fear Factor au départ si mes informations sont correctes). J’ai beaucoup de questions à propos de ce jeu : 



FEAR EFFECT



Pouvez-nous expliquer la genèse du jeu ? 


Je crois que Stan voulait baser le jeu sur Hong-Kong, la ville où il était né. Le style futuriste provenait de son film favori : Blade Runner. Il y avait de nombreuses inspirations dans ce jeu : Akira, Ghost in the Shell, etc. 

Vous étiez lead character artist sur Fear Effect. Quel était votre ressenti à cette époque ?


John Paik est celui qui a conçu le personnage d’Hana sur papier. Comme je ne l’avais jamais fait auparavant, je voulais créer un look anime cool au modèle 3D du personnage. J’ai été beaucoup influencée par Ghost in the Shell lors de la création des textures de Hana. Malheureusement, la technologie ne permettait pas vraiment aux textures plates d’avoir des ombres convaincantes. J’ai donc dû peindre les ombres sur le visage et le corps – en simulant l’éclairage afin qu’elles aient l’air plus animées et cohérentes avec l’environnement. J’aime quand il y a du challenge et je voulais que le jeu soit unique et se démarque de tous les autres jeux à l’époque. 


Vous souvenez-vous à quel moment l’équipe a décidé d’utiliser de la Full Motion Video pour les décors du jeu ? C’était une excellente idée et le jeu est visuellement très efficace aujourd’hui. J’ai joué au jeu pendant la préparation de mes questions et ça ressemble à un film ! Le tout est très cinématographique ! C’est vraiment différent de beaucoup de jeux à l’époque. Plus mature et plus adulte. 


Il a toujours été question d’utiliser de la CG pour tout. Nous ne voulions pas que nos arrière-plans soient complètement statiques, donc on a décidé que les arrière-plans utiliseraient des animations en boucle – ce qui rendrait le tout plus réaliste. Stan voulait un jeu plus orienté vers les adultes avec une thématique mature et il poussait toujours, par rapport à ce que la technologie permettait, pour que les jeux soient aussi innovants et uniques que possible.




Quelles sont les inspirations derrière ce jeu ? Resident Evil pour le gameplay ? Blade Runner pour l’univers ? 


Oui, nous avons beaucoup joué à Resident Evil et avons été énormément influencés par ce jeu. Blade Runner, bien sûr, était une inspiration immense. Les animes comme Akira, Ghost in the Shell, Appleseed et Bubblegum Crisis/Crash ont également été de grandes influences.


Pourquoi avez-vous décidé d’avoir trois personnages jouables ? 


Le jeu vous oblige à jouer à chaque personnage en fonction de votre position dans l’histoire. C’est un jeu axé sur le récit et chaque personnage donne au joueur une approche et un point de vue différents.


FEAR EFFECT 2


Pourquoi l’équipe a décidé de créer une suite ? 


Je crois que le premier Fear Effect, en plus d’être populaire, a reçu suffisamment de succès pour créer une suite. Pendant un certain temps, certains acteurs, réalisateurs et studios de cinéma étaient intéressés pour produire un film Fear Effect mais, malheureusement, ça n’a jamais abouti.

Comme Fear Effect, Fear Effect 2 est un jeu très mature (personnages, histoire…). Quel était le feeling au sein de l’équipe à l’époque ? Était-ce un objectif d’avoir un jeu qui bouleverse les habitudes de l’industrie ? Je me souviens d’une publicité où Rain était sur le dos de Hana et cette illustration a fait pas mal jasé à l’époque. 

Stan était toujours à la recherche de personnages controversés. Quelle autre meilleure façon que de créer une controverse en ayant deux personnages lesbiens ? Encore une fois, c’était sans doute le premier dans le genre à cette époque avant que beaucoup de personnes suivent cette tendance.

D’où vient le personnage de Rain ?

Laetitia Casta a inspiré le
personnage de Rain.
Stan avait un certain look à l’esprit en créant Rain. J’avais l’habitude d’avoir des catalogues Victoria’s Secret et je les apportais pour les regarder durant nos pauses. Le mannequin Laeticia Casta avait le look que Stan recherchait.

14 - Quelle est l’histoire de la création de Fight Club ?

Après Kronos, j’ai travaillé pour un autre studio de développement qui était en train de créer l’adaptation Fight Club du film éponyme. Certains des personnages du jeu étaient des personnages de moindre importance dans le film. Pourquoi ils ont choisi Marla pour en faire un personnage jouable ? Je n’en ai aucune idée (Rires). Beaucoup d’arrière-plans étaient basés sur les emplacements du film. J’ai créé beaucoup de textures pour les arrière-plans ainsi que les textures ensanglantées pour tous les personnages. 

15 – Pour Secret Agent Clank, Ratchet & Clank : Size Matters et Jak & Daxter : The Lost Frontier, quel était votre job ? Pour Ratchet & Clank et Jak & Daxter (PSP), aviez-vous accès au code et aux éléments (modèles 3D, textures…) des jeux originaux ?

Je crois que nous avons reçu les textures originales du jeu et on devait les réduire et les reprojeter en les adaptant aux modèles avec moins de polygones de la PSP. Pour la plupart, le développeur avait des modeleurs qui créaient et modifiaient les personnages, les armes et les véhicules. Ensuite, les modèles m’étaient transmis pour que j’applique les textures. 



16 – Pourquoi avez-vous décidé de quitter l’industrie des jeux vidéo ?

Après quinze années de longues heures de travail et de réapprentissage constant des logiciels et de la technologie 3D, j’étais épuisée. Après la naissance de mon second fils, j’ai décidé de me consacrer à l’éducation de mes enfants. Je n’avais aucune énergie, ni créativité, pour prendre un crayon et dessiner. Il a fallu longtemps pour que je me remette à la création artistique. Avant de mourir, Stan a développé des jeux pour mobiles et, parfois, je créais certaines des illustrations. Après son décès, j’ai repris sa société, Atomic Bullfrog LLC, et j’ai commencé à concevoir des tee-shirts via Merch by Amazon et j’ai fondé ma propre boutique Etsy. Je fais ça depuis environ trois ans maintenant. Je jouais aux MMORPG avant d’avoir mes enfants et j’ai continué à y jouer quand ils étaient en bas âge. Maintenant, je joue occasionnellement à des puzzle games sur mobiles quand j’ai un peu de temps libre pour moi ou je joue un peu à l’Occulus Quest. C’est tellement immersif ! Je ressens une telle surcharge sensorielle que je ne suis capable de la gérer qu’une trentaine de minutes avant de fatiguer. Je constate qu’en vieillissant, je n’ai pas la patience ou l’attention nécessaire pour rester assise pendant des heures à jouer sur consoles ou PC. Par ailleurs, j’ai mal au dos et aux hanches quand je reste assise pendant de longues périodes ! 

17 – Que pensez-vous de l’industrie des jeux vidéo actuelle ? 

L’industrie des jeux vidéo a parcouru un si long chemin depuis Pong ! Je l’ai vu évoluer des jeux de console oldschool en 2D aux énormes MMORPG, des jeux mobiles décontractés à la réalité virtuelle… C’est génial et tellement immersif ! Cela a tellement évolué que ça fait partie du quotidien pour mes fils – ils l’utilisent non seulement comme divertissement, mais aussi comme moyen de communication et pour sortir avec leurs amis. Je n’aurais jamais imaginé à quel point leur génération est connectée et à quel point ils se servent de cette technologie comme élément de sociabilisation. En tant que parent, j’essaye de limiter cette utilisation, mais en tant que développeuse et joueuse, j’ai également créé ce problème. (Rires)

18 – Avez-vous des anecdotes de votre carrière ? Des moments passés avec vos collègues, des moments de joie, de la difficulté sur certains jeux, des moments étonnants, etc.

Je suis reconnaissante de cette expérience dans l’industrie. Je ne suis certainement pas la même personne que j’étais lorsque j’en faisais partie et je m’en réjouis. J’ai appris à ne pas avoir peur de dire que je me suis trompé pour ensuite prendre des responsabilités et résoudre le problème. J’ai développé un humour noir en travaillant dans une industrie largement masculine. J’étais naïve et immature à mes débuts, mais toutes ces expériences, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, ont fait celle que je suis aujourd’hui. Lorsque nous travaillions tous chez Kronos, nous avons partagé beaucoup de moments amusants, et beaucoup de mes collègues qui ont débuté leur carrière là-bas, ont réussi dans l’industrie du cinéma et de l’animation mais ils gardent toujours ce lien émotionnel avec leur passé. 

Un grand merci à Joan Igawa. Pour retrouver ses créations, n’hésitez pas à vous rendre sur le site officiel http://atomicbullfrog.com/ ou encore https://www.etsy.com/shop/AtomicBullfrog.


La page Amazon d’Atomic Bullfrog est à cette adresse : 

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