Il y a quelques années de cela, il a été question d'un projet de hors-série Final Fantasy, mais celui-ci n'a jamais vu le jour. Pour fêter les 30 ans de Final Fantasy VI, j'ai décidé de vous proposer ce texte (parmi les nombreux que j'ai encore à disposition). Bonne lecture !
Alors que les précédents jeux de la franchise gravitaient autour des univers médiévaux et fantastiques, un des collaborateurs de Hironobu Sakaguchi va lancer l’idée d’une époque se déroulant à l’ère industrielle. Séduite à l’idée d’intégrer des méchas dans un Final Fantasy, l’équipe se met à plancher sur un titre appelé à devenir culte.
De nos jours, la réalisation d’un jeu vidéo répond à des règles très strictes. Chacun a un rôle bien précis et doit suivre un planning en tenant au maximum les délais. Dans les années 80 et 90, les choses étaient bien différentes. Certaines des plus grandes productions de l’histoire, comme Goldeneye sur Nintendo 64, sont nées dans une ambiance de joyeux capharnaüm où la passion l’a emporté sur le planning et l’organisation. Cela peut paraître surprenant pour quiconque a un esprit « carré » mais travailler « au feeling » permet souvent de casser les codes et donc d’innover. Et ce n’est pas le staff de Final Fantasy VI qui vous dira le contraire...
Tetsuya Takahashi, co-responsable des graphismes du jeu, se souvient : « La première chose que nous avons fait était de recueillir les idées de chaque individu et nous avons ensuite démarré le développement. Avoir un planning avec toutes les tâches à accomplir est sans doute une bonne direction à suivre pour la création d’un jeu mais ce n’est pas comme ça que nous avons fonctionné. On a vraiment conçu Final Fantasy VI en travaillant de façon continue en mélangeant les idées et les commentaires de chacun. » Nous sommes alors en décembre 1992 et de nouveaux membres, n’ayant jamais opéré sur un titre de la licence, rejoignent l’équipe. Hironobu Sakaguchi, devenu Vice-Président de Squaresoft, délègue ses pouvoirs à deux proches collaborateurs, Yoshinori Kitase et Hiroyuki Ito, tout en supervisant l’intégralité du développement.
PLUS SOMBRE ET ADULTE
Si Final Fantasy VI dépeint une histoire plus tragique qu’à l’accoutumée, c’est aussi parce que le scénario fait intervenir un grand nombre de personnages ayant un réel impact sur les évènements. Le jeu se déroule 1 000 ans après une guerre terrible ayant opposé les humains et les Espers, des êtres doués de magie. Au terme du conflit, chaque clan s’est mis à vivre de son côté, conservant une haine féroce envers l’ennemi. Au fil des décennies, les humains ont développé la technologie et se sont peu à peu éloignés de la magie. Pourtant, une nouvelle forme de puissance, la Magitek, a émergé. Mélange de magie, de technologie et d’ingénierie génétique, elle a donné lieu à la naissance et l’omnipotence d’un Empire. Désireux de conquérir le monde, celui-ci s’est mis dans l’esprit de manipuler les humains. Mais un groupe de jeunes gens, tous d’horizons différents, vont se liguer pour contrecarrer les plans de l’Empereur Gestahl.
La création de Final Fantasy VI est intéressante d’un point de vue éthique. Comme les personnages ont été conçus par des membres différents, on imagine sans mal que chacun a tenté, à sa manière, d’influencer les choix de Yoshinori Kitase. Ce dernier avait en effet la mission de les intégrer au scénario sans dénaturer l’idée principale de ses collaborateurs, Autant dire que ça a dû être un sacré casse-tête ! Mais comme le monde professionnel répond à une question de hiérarchie, on se rend bien compte, au fil de l’histoire, que les deux créations de Hironobu Sakaguchi, ont une grande importance. Terra, la femme mi-humaine/mi-esper et Locke, le ténébreux chasseur de trésors, ont un rôle central et on peut comprendre que Yoshinori Kitase n’ait pas voulu heurter la sensibilité de son supérieur. C’est bien sûr une interprétation, mais nous ne sommes sans doute pas loin de la réalité, même si l’ensemble de l’intrigue de Final Fantasy VI est le résultat de l’écriture de quatre ou cinq membres de l’équipe. D’ailleurs, cette alchimie entre tous les développeurs a conduit à la conception de scènes devenues cultes, comme la célèbre séquence de l’opéra, l’évènement tragique gravitant autour de Celes ou encore les multiples apparitions de Kefka, l’un des généraux de l’Empire et sans doute l’un des méchants les plus inoubliables de l’Histoire du jeu vidéo.
Bien évidemment, l’élaboration du scénario a fait l’objet d’un grand nombre de changement durant l’année de développement. Certains protagonistes ont vu leur destin basculer tandis que d’autres ont vu leur personnalité être modifiée. À mesure que la création du jeu avançait, les employés de Squaresoft ont veillé à éviter les stéréotypes et on peut dire, sans trop se tromper, qu’ils y sont parvenus. Final Fantasy VI, par la nature de ses propos et la hauteur de ses héros, a permis la démocratisation des trames matures dans le jeu vidéo.
Quant au gameplay en lui-même, il reste fidèle à la structure des épisodes passés. Pour ne pas brusquer les habitudes, les créateurs du jeu se sont appuyés sur les fondamentaux solides du cinquième opus. On retrouve ainsi le système de l’ATB (Active Time Battle) issu de FF IV ainsi que les chimères qui jouent un rôle prépondérant dans l’aventure. La notion de groupe est très importante et le joueur aura, à plusieurs reprises, l’obligation de reconstituer son équipe. Pour les déplacements sur la carte du monde, le jeu exploite des graphismes en mode 7 pour une sensation de simili-3D. Et à l’époque, que ce soit à pied, à dos de Chocobo ou à bord de l’aéronef, ces séquences avaient tout pour marquer les esprits ! Final Fantasy VI apporte également quelques nouveautés comme le principe qui dessine les contours de ce que seront les Limites dans Final Fantasy VII. Ainsi, lorsque l’un des protagonistes atteint un seuil critique, il peut déclencher une attaque de « dernière chance », pouvant ainsi renverser la situation. Mais ces offensives sont très aléatoires et n’interviennent que de temps à autre.
UNE CRÉATION UNIQUE
Au-delà de son histoire, Final Fantasy VI est aussi un révélateur des méthodes de travail de Squaresoft à l’époque. Il faut bien prendre conscience que l’équipe, avec ce sixième volet, avait une pression monstrueuse sur les épaules. À chaque nouveau Final Fantasy, il fallait surpasser le précédent. Or, la barre a été mise très haute avec le cinquième épisode et l’équipe reconnaît que la concentration était à son paroxysme, d’autant plus qu’elle n’a utilisé aucune routine de développement de Final Fantasy V. Pour donner vie à ce RPG mythique, les programmeurs et leurs collègues sont repartis de zéro ! Et ça n’a pas été simple car le background, à base de révolution industrielle, de méchas et de machines, était bien différent des habitudes des membres du studio. Les intéressés le reconnaissent : « Le monde du jeu est très différent de FFV. Dans nos précédents jeux, les machines étaient entourées de mystères et issues d’une civilisation ancienne et inconnue. Cette fois, toute la technologie a été créée par l’Empire et cela change tout, surtout en matière de graphismes. (...) Ce n’est pas un décor typique, nous devions réfléchir dès le départ à chacun des lieux et faire en sorte qu’ils soient suffisamment réalistes. »
L’autre force de Final Fantasy VI réside dans son impressionnante réalisation. Pour atteindre un tel résultat, le staff a eu recours à des procédés inédits. Hirokatsu Sasaki, en charge des sorts magiques, n’a pas lésiné sur les moyens pour surprendre le joueur. Il se souvient : « FFV avait placé la barre très haut avec sa magie. Quand j’ai commencé à définir les effets que je voulais que les programmeurs codent, aucun d’entre nous ne savait réellement ce que l’on était en train de faire. C’était un enchaînement d’essais et d’erreurs. On a fait beaucoup d’efforts pour rendre les effets aussi réalistes que possible. La première étape a consisté à créer la forme globale de l’effet dans un logiciel 3D. À partir de là, on ajoutait une couche visuelle supplémentaire sur l’effet afin de le rendre convaincant et réaliste. Il ne restait plus qu’à l’importer dans le logiciel lié à la Super Famicom pour le finaliser et le transformer en sprite. On aurait très bien pu faire le tout à la main, mais l’utilisation des outils 3D nous a permis d’intégrer des effets de lumière, d’ombre et de réflexion que l’on aurait pas pu obtenir sans ce procédé. » Oui, Final Fantasy VI utilise non seulement la puissance du Mode 7 de la console, mais il a aussi fait l’objet de conceptions 3D. Bien évidemment, l’élaboration d’une telle production n’a pas été sans problèmes.
Alors que le développement approchait de la fin, l’équipe s’est retrouvée avec une quantité astronomique d’erreurs informatiques. Akiyoshi Oota, le planificateur des évènements du jeu, se souvient du stress des derniers jours : « Juste avant la date limite, des tas de bugs ont été trouvés ! Mon supérieur s’est pointé à mon bureau en me disant ‘C’est pas bon, corrige ça, corrige ça !’. On a vraiment dû se démener. » Même son de cloche pour Tomoe Inazawa, en charge des environnements lors des combats : « Comme l’a dit Oota, vers la fin du développement, il y a toujours des bugs, mais c’est aussi une période très animée au bureau. Je me souviens avoir entendu Sakaguchi qui chantait à l’autre bout de la pièce. Il improvisait des paroles sur le thème de Terra : ‘Un autre buuuuggg... a été trouvééééé....’ ( rires) Dans ces moments-là, il y a peu de choses que tu puisses faire, mais tu rigoles bien. » Bien que certains jeux vidéo soient devenus canoniques, il est important de garder à l’esprit que ces créations sont nées dans des tous petits bureaux, où les développeurs étaient généralement les uns sur les autres. Ainsi à Squaresoft, chaque membre disposait d’un ordinateur connecté à un réseau local avec un système de messagerie (un peu comme dans toutes les boites japonaises de l’époque en somme) et il suffisait de s’envoyer un message pour communiquer. Mais Kaori Tanaka, conceptrice des décors lors des affrontements, l’admet aisément : « Il était plus courant de crier à l’autre bout de la pièce pour appeler quelqu’un. » On ne peut que la croire...
LE DERNIER FF « OLD SCHOOL »
Remarquable à plus d’un titre, Final Fantasy VI est un jeu qui aura marqué les esprits et l’Histoire du jeu vidéo. Que ce soit d’un point de vue scénaristique ou technique, le titre de Squaresoft atteint des sommets et fait s’entrechoquer des dizaines de sentiments distincts. Durant l’aventure, le joueur peut être charmé par les personnages, interloqué ou apeuré par la folie de Kefka ou encore choqué par certains évènements. Final Fantasy VI est une fable d’une profondeur inouïe qui est encore plus stupéfiante avec du recul. S’il est vrai que la musique somptueuse de Nobuo Uematsu a participé à cette réputation, l’œuvre reste bouleversante sur le plan artistique. Disponible le 2 avril 1994 au Japon, puis quelques mois plus tard (octobre) aux États-Unis sous l’appellation Final Fantasy III (tout simplement car il s’agissait du troisième volet de la série à sortir au pays de l’Oncle Sam), il aura fallu attendre le 1er mars de l’année 2002 pour que ce sixième FF s’exporte sur le vieux continent, d’abord sur PlayStation puis ensuite sur Game Boy Advance en 2007. C’est un véritable chef d’œuvre, à découvrir et redécouvrir, et il y a fort à parier qu’on en parle encore dans vingt ans.
Source des interviews :
Final Fantasy VI - 1994 Interview des développeurs - Shmuplations